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Publié le 9 novembre 2023 | Mis à jour le 12 janvier 2024

Zhanna Karimova

Confluences des mondes de la recherche - Les entretiens du Collegium

Oscar Ivan Esquivel Arteaga (Unsplash)

Oscar Ivan Esquivel Arteaga (Unsplash)

Un entretien croisé avec la sociologue Zhanna Karimova qui présente la recherche qu'elle mène au Collegium - Institut des études avancées de l’Université de Lyon en 2023-2024 et la sociologue Laurence Tain qui souligne la richesse qu'apporte cette collaboration au Centre Max Weber.

Zhanna Karimova

Avec la participation de Laurence Tain

 

Ecoutez ou lisez cet entretien :

 

 

Musique : The Return composée par Alexander Nakarada (CC BY 4.0)
Un podcast imaginé et produit par Bérénice Gagne

 

Bonjour Zhanna Karimova. Vous êtes chercheuse en sociologie et résidente au Collegium – Institut d’études avancées de l’Université de Lyon pour cette année 2023-24. Lyon ne vous est pas inconnue, vous avez notamment validé une thèse à l’Université Lumière Lyon 2 en 2021. Quel était votre sujet de recherche ?

ZK : J’ai travaillé sur les carrières en mathématiques des hommes et des femmes en France et au Kazakhstan. J’ai comparé les dynamiques de genre et les dynamiques sociales à partir des parcours éducatifs des étudiants de master en sciences sociales et en sciences dures et j’ai observé que les filles s’orientent moins souvent vers les maths, même si elles démontrent une bonne réussite scolaire en mathématiques. En comparant les statistiques en France, au Kazakhstan et dans d’autres pays, j’ai compris que c’était un phénomène assez global. En l’étudiant en France et au Kazakhstan, j’ai voulu mettre en lumière les mécanismes sexués de reproduction des inégalités éducatives qu’on peut observer dans les carrières des mathématiciens et mathématiciennes.
 

Bonjour Laurence Tain. Vous êtes démographe et sociologue, chercheuse au Centre Max Weber. Quel est votre domaine de recherche ?

LT : Je suis démographe, c’est vrai mais je suis d’abord mathématicienne, puis démographe, puis sociologue. D’un point de vue général, mon domaine de recherche est le genre et d’un point de vue plus spécifique, j’ai beaucoup travaillé sur la fécondation in vitro et les métiers de santé.
 

Est-ce que ce sont les mathématiques qui ont créé la rencontre entre Zhanna Karimova et vous ?

LT : Non, mais les mathématiques ont joué un rôle. C’est effectivement là que j’ai rencontré le genre : dans les années 1970-80, l’Institut universitaire de formation des maîtres (IUFM) a été fondé ; on y discutait des mathématiques modernes. Au sein d’un groupe sur « mathématiques et société », on s’est notamment intéressé aux femmes mathématiciennes et aux obstacles qu’elles rencontraient.
 

Zhanna Karimova, quels sont les freins que vous avez pu identifier ?

ZK : Il y en a plusieurs. Au niveau institutionnel, en termes de politiques publiques – politiques éducatives et politiques de genre –, on peut observer par exemple pour certaines générations de mathématiciennes que les parents ne laissent pas leurs filles partir loin pour faire leurs études. Au Kazakhstan, l’Etat ne prévoit pas de mécanismes d’accompagnement : par exemple, il n’offre pas de logement pour les jeunes filles, ne prévoit pas d’allocation de transport.

En termes de réseaux, au niveau social, si on est héritier – donc si on a des parents scientifiques – l’insertion est grandement facilitée. A l’inverse, si l’on a une origine sociale modeste, c’est très compliqué de s’orienter vers une carrière scientifique. Le soutien et les encouragements des instituteurs et institutrices, certains stéréotypes au sein du système scolaire et universitaire influencent également l’orientation.

Au niveau individuel, il y a différentes stratégies d’action, différentes logiques. Par exemple, les filles sont parfois plus dociles, elles hésitent à choisir des métiers considérés comme traditionnellement masculins. Elles hésitent à faire le choix d’un parcours transgressif.
 

Et en France ?

ZK : Justement, ce qui est intéressant, c’est que malgré la différence de développement socio-économique entre la France et le Kazakhstan, malgré les différences culturelles, religieuses etc., on observe à peu près les mêmes dynamiques. Par exemple, jusque dans les années 1970, on observe plus d’engagement de l’Etat en matière de promotion de l’égalité. Après 1990, on observe que l’Etat s’engage moins dans la promotion des jeunes et ce sont les familles qui offrent plus leur soutien. Ainsi les familles aisées ont plus de ressources à offrir à leurs enfants que des familles défavorisées. Même si on a une logique individuelle très forte, même si on est très déterminée et qu’on est prête, en tant que fille, à choisir un métier traditionnellement masculin, sans appui c’est compliqué, il y a des limites.
 

A Lyon, vous collaborez avec le laboratoire de sociologie Centre Max Weber. Que vous apporte ce partenariat ? Quelles sont les ressources que vous y trouvez ?

ZK : Au Kazakhstan, à l’époque soviétique, la sociologie n’existait pas, c’était une discipline considérée comme bourgeoise, « anticommuniste ». C’est seulement après la chute de l’URSS qu’on a ouvert la chaire de sociologie et d’anthropologie au sein de l’Université Al-Farabi. Durant les premières décennies, la vision structuraliste des phénomènes sociaux, dans laquelle j’ai été formée, a dominé la sociologie kazakhstanaise. Quand je suis arrivée en France pour faire mon master 2 en sociologie, c’était vraiment bouleversant pour moi d’ouvrir cette nouvelle manière d’aborder les phénomènes sociaux, du point de vue de l’action, de la rationalité des acteurs. Le Centre Max Weber est un laboratoire qui compte beaucoup de chercheurs – comme Jean-Hugues Déchaux, Corinne Rostaing, Emmanuelle Santelli, Laurence Tain – ayant beaucoup investi dans le développement de cette vision en sociologie. Grâce à cette collaboration, j’ai pu intégrer dans ma recherche une approche théorique entre cadres sociaux et acteurs. Maintenant, lorsque j’étudie les phénomènes sociaux, je prends toujours en considération à la fois les aspects macrosociologiques et les aspects microsociologiques.
 

Laurence Tain, qu’apporte la collaboration avec la sociologue Zhanna Karimova au laboratoire Centre Max Weber ?

LT : Zhanna Karimova apporte une vision transnationale au Centre Max Weber. Avoir une approche comparatiste sur la question du genre permet de comprendre les dynamiques du genre, de comprendre comment la grille d’analyse – différenciation, hiérarchisation et hétéronormativité – produit des trajectoires différentes selon les espaces géographiques et les moments historiques. On affine ainsi notre regard sur un socle commun transnational de l’effet de genre d’une part et ce qui peut être différencié d’autre part. Par exemple, dans sa thèse, Zhanna Karimova a travaillé sur les paradoxes sexués entre formation et carrière : c’est un fait transnational. Que ce soit en France, au Kazakhstan ou en Espagne, les femmes réussissent mieux à l’école, sont plus qualifiées et pourtant ont de moins bonnes carrières. Comment expliquer ce paradoxe ? Il se joue différemment selon les contextes ou les époques. Pour avoir des idées nouvelles, il me semble intéressant d’avoir une distance et de comprendre comment une autre tradition intellectuelle aborde un sujet ou comment d’autres objets de recherche peuvent l’éclairer. En abordant les questions de genre sous un angle qui lui est propre, Zhanna Karimova nourrit notre regard.

Sur les questions de genre, on a tendance à avoir un regard très occidental, comme si l’Occident était féministe et le reste du monde ne l’était pas. L’expérience montre que, de la même façon que les viols, le viol conjugal ou les violences ont lieu aussi bien dans les banlieues en France que chez les avocats et les médecins, que les féminicides ont lieu aussi bien à Mexico qu’à Ciudad Juárez à la frontière, de la même façon l’agentivité des femmes se déploie au Kazakhstan comme en France, mais d’une autre façon, avec d’autres codes.

 

Zhanna Karimova, pour votre résidence au Collegium, vous avez choisi de travailler sur Aljir (Alzhir), un camp réservé aux femmes et aux enfants de ceux désignés comme « ennemis du peuple » à l’époque stalinienne. Pouvez-vous présenter ce sujet ?

ZK : En fait ALJIR (ALZHIR) est un acronyme informel qu’on ne trouve pas dans les documents d’archive. Il a été donné à ce camp par les femmes prisonnières elles-mêmes. Cela signifie en russe : Акмолинский лагерь жён изменников Родины. Ça veut dire que c’est le camp d’Akmola pour les femmes des traîtres de la patrie. Mon projet porte sur les trajectoires des femmes emprisonnées en 1937-38 dans le camp d’Akmola, un camp de travail forcé du Goulag au Kazakhstan pour les femmes ou membres de la famille des « traîtres de la patrie ». Le terme Goulag est aussi un acronyme bien connu grâce à Alexandre Soljenitsyne, L’Archipel du Goulag ou Evguénia Guinzbourg, Le Vertige ou Varlam Chalamov, Récits de la Kolyma. Il signifie Administration d’Etat des camps et a été créé en 1934 sous Staline comme une partie du NKVD [НКВД : Commissariat du peuple aux Affaires intérieures], la police politique. KarLag [abréviation de Karaganda Lager], la direction des camps au Kazakhstan, faisait partie du système de Goulag et Akmola était un de ses camps, réservé uniquement aux femmes. Elles étaient emprisonnées selon le décret d’implémentation du NKVD 2937, selon lequel les membres de la famille – femmes, mères, filles, sœurs – des « traîtres de la patrie », ennemis du Peuple réels ou imaginaires, devaient être emprisonnés. Selon ce décret, les femmes enceintes et les femmes avec un enfant en bas âge ne pouvaient pas être emprisonnées. Mais cette règle n’était jamais respectée.

Aujourd’hui on connaît le nom de 8000 femmes emprisonnées dans le cadre de ce décret, parmi lesquelles 1273 femmes d’origine européenne. Mon séjour en France constitue la première phase d’un projet de recherche plus vaste : je vais travailler à reconstituer les trajectoires des 4 femmes françaises qui étaient dans ce camp de travail forcé.
 

Quand on parcourt vos publications, c’est un sujet tout à fait nouveau, il me semble. Qu’est-ce qui vous a poussé à bifurquer vers ce thème ?

ZK : Dans mes travaux, j’ai souvent recours à l’analyse des trajectoires. En analysant les trajectoires professionnelles et éducatives des mathématiciens, j’ai observé qu’il y a des parcours transgressifs, qui dépassent certaines injonctions sociales, culturelles etc. J’ai également observé que certaines femmes, ou certains hommes, manifestent une capacité d’action plus évidente que les autres. Et je me suis demandée si, dans le camp, dans le contexte répressif, il était possible de démontrer cette agentivité. Si on est capable de rester résilient, de se confronter, même dans ce contexte répressif, quelles sont les sources de cette agentivité ? Aujourd’hui les camps de travail forcé n’existent plus mais on peut les considérer en tant qu’institution totale. Par ailleurs, aujourd’hui on observe certains mécanismes répressifs par rapport aux femmes et je me demande quelles sont les sources de leur agentivité. C’est ce qui fait le lien entre mon sujet et l’actualité.
 

Pouvez-vous donner des exemples de stratégies d’action de ces femmes ?

ZK : Je suis en train de reconstituer certaines trajectoires, c’est un travail assez dur parce qu’il faut aller chercher dans les archives, collecter les témoignages – si elles ont des descendants car les femmes prisonnières elles-mêmes sont décédées. Certaines femmes emprisonnées dans le camp d’Akmola puis libérées ont écrit pendant 20 ans des lettres à toute la machine bureaucratique de l’URSS pour être réhabilitées, pour expliquer qu’elles n’étaient pas coupables. Pour moi c’est aussi le reflet de l’agentivité. D’autres femmes, considérées comme communistes dont les témoignages ont donc été conservés, écrivent : « Je ne comprends pas pourquoi je suis emprisonnée, je suis communiste, je suis membre du Parti ». Elles ont créé une communauté de communistes dans le camp et ont essayé de garder leur positionnement de citoyennes soviétiques, même dans ce contexte-là. D’autres personnes se sont beaucoup appuyées sur leur regard religieux pour rester debout, même si c’était interdit. Il y avait des représentantes de plusieurs nationalités dans ce camp, par exemple parmi les Européennes, il y avait des personnes religieuses venues des pays baltes. Il y a donc plusieurs stratégies et l’un des objectifs de ma recherche est d’identifier ces stratégies d’action.

J’ai aussi pour objectif d’identifier les formes sexuées de répression. Les femmes ont subi des violences de genre. De manière générale, l’idée est de comprendre comment l’Etat soviétique sous Staline a utilisé le régime de genre pour organiser la répression des femmes et comment le camp – en tant qu’institution totale – a contribué au maintien de ce régime de genre.

L’un des enjeux de ce projet est de nouer des liens entre l’histoire européenne et l’histoire soviétique, notamment centre-asiatique. Dans le contexte géopolitique actuel, il me paraît très important de nouer des liens entre les aires géographiques. Il est également important de rendre visible l’histoire des femmes car elles restent invisibles, non seulement dans l’historiographie de la répression stalinienne mais dans l’historiographie de manière générale.

Aujourd’hui on manque d’informations sur la politique répressive de Staline dans les territoires périphériques de l’URSS. En Europe, les recherches sur le système de Goulag se concentrent essentiellement sur la Russie et beaucoup moins sur l’Asie centrale. A l’exception de la recherche initiée par Alain Blum, « Les mémoires européennes du Goulag », un des rares exemples à couvrir des aires géographiques différentes : l’Ukraine, l’Asie centrale, la Russie etc. Alors que les camps situés sur le territoire du Kazakhstan représentaient un quart des camps du système du goulag dans les années 1940, le KarLag, dont Aljir a fait partie, est très peu étudié, ou alors seulement par les chercheurs d’Asie centrale et de Russie. Il est très peu étudié en Europe alors même que l’histoire de ce camp touche de près l’histoire européenne.

Il y a donc une volonté de reconstruire l’histoire, de repenser l’histoire. Il faut comprendre que l’histoire du Kazakhstan a été rédigé, jusqu’à aujourd’hui, par des historiens soviétiques très influencés par l’idéologie de cette période. Il y a donc cette volonté de repenser l’histoire.